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La diversité culturelle : poids et mesure

Pourquoi s'intéresser aujourd'hui à la diversité culturelle ? Et comment la mesurer ?

La diversité culturelle semble être une préoccupation très française. Elle ponctue régulièrement les discours de nos ministres, directeurs d’institutions et autres hauts fonctionnaires, le plus souvent en fin de phrase et précédée du verbe « défendre ». Il est vrai que la France a de longue date cherché à protéger ses industries culturelles (le cinéma) d’une situation où elles disparaîtraient au profit de productions venues d’ailleurs (d’outre-atlantique), et que la diversité culturelle a été, depuis plus de vingt ans, un outil de taille dans la poursuite de cet objectif.

Le concept est né, dans son usage politique, du combat pour l’exclusion de la culture de l’accord du GATT de 1994, qui fut lui-même précédé d’escarmouches où les uns dénonçaient le protectionnisme des autres tout en le pratiquant sur leur propre terrain.1 La France milite alors pour une « exception culturelle », un concept qui n’a rien de juridique mais qui parvient à rallier un nombre suffisant de fidèles à sa cause. La victoire du GATT, arrachée in extremis, a démontré pour beaucoup le besoin de mener une politique plus volontariste de soutien aux cultures locales face à une mondialisation qui pouvait mettre en péril des industries pourtant essentielles à l’imaginaire collectif. La notion de diversité culturelle s’impose alors peu de temps après comme le cousin plus fréquentable de l’exception culturelle. Elle a, il est vrai, l’avantage de désigner un objectif à atteindre plutôt qu’une position à défendre, ce qui la rend plus facilement adoptable par des gouvernements qui peuvent dès lors pratiquer une forme de protectionnisme tout en échappant aux accusations d’anti-libéralisme. C’est ainsi qu’en 2005 la Convention sur la protection et la promotion de la diversité des expressions culturelles de l’UNESCO a pu mobiliser le concept de diversité pour justifier un engagement de protection des industries culturelles face à la libéralisation des échanges commerciaux.

Trop souvent réduite à une distinction binaire entre œuvres locales et œuvres étrangères, la diversité culturelle peut être perçue à travers un prisme plus large. Là encore, la France est aux avant-postes. Le décret SMAD, par exemple, favorise la diversité non seulement par l’imposition d’obligations d’investissement dans des œuvres en français, mais exige aussi qu’une part de ces œuvres soient d’un budget inférieur à un certain montant, ou produites par des sociétés indépendantes de grands groupes.2 Autre exemple, la classification « Art et Essai » aide à garantir une offre de films d’auteur dans les salles de cinéma, et participe ainsi à la diversité de l’offre.

L'emploi politique de la diversité culturelle a également provoqué, dans les années 2000, une vague d’intérêt pour son pendant économique. Nombre de chercheurs et professeurs d’université se sont attelés à la mesurer dans tel ou tel secteur. Le DEPS a même organisé en 2008 un appel à projets de recherche sur la thématique. Mais tous se sont heurtés à la subjectivité inhérente à son appréciation, et le sujet intimide aujourd’hui les jeunes chercheurs, si bien que la diversité culturelle échappe encore à la mesure.

Pourtant, comme le souligne Fabien Raynaud dans son rapport sur les équilibres de l’industrie audiovisuelle et cinématographique (2024), « le succès des plateformes de vidéo à la demande de niveau mondial, à la fois prescriptrices et productrices de contenus, disposant de moyens financiers considérables, renforce la préoccupation de diversité culturelle ».3 Si l’omniprésence des grands services de streaming dans la production et la diffusion des œuvres a réveillé notre instinct protecteur de la diversité culturelle, la sagesse voudrait que nous nous penchions à nouveau sur sa mesure, notamment à l’aune des avancées technologiques de ces vingt dernières années.

Mesurer la diversité culturelle pour mieux la protéger

Il serait naïf de penser pouvoir mesurer de manière définitive le degré de diversité culturelle d’un corpus d’œuvres. Néanmoins, l’élaboration d’un indicateur de diversité, aussi imparfait soit-il, permettrait à la fois de protéger plus efficacement la diversité de l’offre et de mieux en comprendre la demande.

Sans encadrement, la diversité de l’offre tend à diminuer, tant pour des raisons économiques que psychologiques. Proposer moins peut en effet parfois rapporter plus. Pour reprendre l’exemple des salles de cinéma, la multidiffusion, qui consiste à programmer un film dans plusieurs salles du même établissement, réduit mécaniquement le nombre de films proposés pour mieux garantir le remplissage des salles. Cette pratique est parfaitement logique d’un point de vue économique, mais elle nuit à la diversité de l’offre. C’est pourquoi le CNC a imposé dès 2017 des plafonds de multidiffusion aux exploitants de salles.

En vidéo à la demande, l’interface utilisateur présente le plus souvent une succession de rangées thématiques peuplées de vignettes. Or, et c’est une pratique commune à toutes les grandes plateformes, la plupart des titres se trouvent répétés à plusieurs endroits de la page. L’idée est ici d’éviter ce qu’Alvin Toffler a appelé dès 1970 « choice overload » pour désigner une situation où le consommateur se trouve paralysé par un choix entre un éventail trop large d’options. La diversité de l’offre est donc limitée afin d’inciter l’utilisateur à prendre une décision. Le mode de diffusion de la vidéo à la demande fait d’ailleurs émerger en réalité deux types d’offres plus ou moins diversifiées : l’offre disponible, celle à laquelle l’utilisateur a théoriquement accès, et l’offre suggérée, celle qui est mise en avant ou plus facilement découvrable par l’utilisateur.

Une distinction est souvent faite, dans notre réglementation, entre services dits « généralistes » et services « thématiques », l’idée étant d’imposer à chacun des obligations d’investissement et de diffusion en accord avec son positionnement sur le marché. Une analyse de la diversité culturelle de l’offre proposée par chaque service faciliterait sans doute leur catégorisation. Un service qui propose une offre très diversifiée se verrait aussitôt attribuer l’étiquette généraliste, tandis que la classification en service thématique serait réservée à ceux dont la diversité de l’offre est en-dessous d’un certain seuil.

Côté demande, le degré de diversité recherché par les spectateurs, auditeurs, lecteurs et autres « consommateurs » de biens culturels a longtemps fait débat. L’hypothèse de la longue traîne, qui suggère que l’abondance de l’offre contribue à la formation de niches dont la popularité agrégée peut dépasser celle des stars, n’a jamais été prouvée. Elle pouvait pourtant laisser croire à une répartition plus équilibrée de la demande sur un plus grand nombre d’œuvres, le tout rendu possible par la dématérialisation et sa promesse d’un accès quasi-illimité à la culture. Or, si l’offre a bien été maintes fois décuplée sur Internet, la demande ne s’accompagne toujours pas d’une traîne aussi longue qu’espérée.

Mais avant de se résigner à l’idée que la diversité de l’offre n’influe pas sur la diversité de la demande, il convient de distinguer, comme plus haut, entre l’offre disponible et l’offre découvrable, c’est-à-dire celle qui est suggérée au spectateur. Le rôle prescripteur du diffuseur n’est pas à sous-estimer, que ce soit dans un contexte dématérialisé (la page d’accueil de Netflix par exemple) ou In Real Life (en salles de cinéma par exemple). C’est l’argument qu’Olivier Henrard avance dans son discours prononcé à Series Mania :

« The current situation is that, on a European scale, 60% of works viewed are American (in movie theaters as well as on streaming platforms). That is not satisfactory for cultural diversity, but this trend is not inevitable: when a quality local offering is provided, the viewership follows. »4

Comment mesurer la diversité culturelle ?

La diversité au sens large, avant même de parler culture, est plutôt hostile à l’objectivation. Les chercheurs en sciences sociales vous cautionneront que la mesurer est un exercice semé d’embuches. La diversité de produits dans un rayon de supermarché, par exemple, peut être affaire d’appréciation. Prenons deux rayons qui proposent le même nombre de produits, tous différents : dans le premier, un tube de dentifrice côtoie des éponges et une brique de lait ; dans le second, on y trouve du liquide vaisselle, des bananes et du fromage. Lequel de ces rayons propose une plus grande diversité de produits ? La réponse nous échappe car elle nécessite d’attribuer à chaque paire de produits une relation plus ou moins forte, une sorte de distance qui les sépare, selon leurs caractéristiques respectives. On en vient donc à se demander si le dentifrice est plus proche des éponges que du lait ou si les bananes partagent plus de points communs avec le liquide vaisselle qu’avec le fromage. En théorie, l’agrégation de toutes les distances qui séparent chacun de nos produits devrait former des clusters plus ou moins compacts, dont la densité témoignerait de leur degré de diversité.

Mais la culture ne peut pas être appréhendée à la manière d’un rayon de supermarché — c’est bien pour cela qu’elle a été exclue des accords du GATT. La distance qui sépare deux œuvres est plus difficile à estimer que celle qui sépare le dentifrice des éponges car les caractéristiques objectives des œuvres ne suffisent pas à les décrire. Il faudrait pour cela prendre en compte l’impression que l’œuvre a laissée à son public, le contexte de sa création, son esthétique… De nombreux travaux de recherche ont malgré tout tenté de mesurer le degré de similitude5 entre plusieurs œuvres en mobilisant diverses « métadonnées » comme les pays et années de production, les langues parlées, les auteurs ou encore la popularité exprimée en part d’audience, nombre de visionnages, volume des ventes… Aucune de ces tentatives n’a réussi à proposer une méthode convaincante de calcul de la distance culturelle. Qui plus est, une méthode basée à l’inverse uniquement sur des appréciations subjectives paraît difficile à appliquer à de larges corpus d’œuvres.

Entre insuffisance des métadonnées et impraticabilité d’une approche subjective, la diversité culturelle pourrait bien rester sans outil de mesure. Mais, avant de jeter l’éponge, il existe peut-être une troisième voie que nous pourrions emprunter. L’apprentissage automatique supervisé est une technologie qui consiste à entraîner un modèle d’intelligence artificielle sur des données annotées par des humains. Elle laisse donc une grande place à la subjectivité, tout en promettant une applicabilité à un large éventail de situations. Nous supposons — peut-être naïvement mais qui ne tente rien n’a rien — qu’un modèle d’apprentissage automatique entraîné sur des jugements humains du type « A est culturellement plus proche de B que C » pourrait estimer la distance culturelle entre deux œuvres, pourvu qu’il dispose de suffisamment de données d’entraînement. Plus concrètement, nous suggérons un outil qui, grâce à un nombre important de métadonnées et d’informations contextuelles d’une part, et un large volume d’appréciations humaines d’autre part, évaluerait de manière autonome la disparité culturelle dans un corpus d’œuvres. Un modèle qui sait, grâce à l’humain, que Les Ailes du désir est plus proche culturellement de Cléo de 5 à 7 que de Terminator (de par leur appartenance commune à des mouvements de « nouvelles vagues » européennes) devrait être capable d’estimer par lui-même que Pierrot le fou est plus proche de Fitzcarraldo que de Spiderman.

L’apprentissage automatique présente de surcroît l’avantage d’être ajustable à souhait. L’ajout de données d’entraînement ou la pondération de ses jugements, en accordant plus d’importance à telle ou telle variable, garantirait la pertinence de notre modèle et son adaptabilité à des situations nouvelles.

Conclusion

Pour les économistes qui s’intéressent à cet objet singulier qu’est la culture, mesurer la diversité culturelle présente des bienfaits évidents, notamment une meilleure compréhension de l’offre et de la demande pour ces « produits » qui ne le sont pas vraiment.

Politiquement, le concept de diversité culturelle est moins mobilisé aujourd’hui qu’il ne l’a été dans les années 2000. Mais il n’en est pas moins d’actualité. D’un côté, la guerre tarifaire déclenchée par Donald Trump laisse présager une période d’isolationnisme à l’opposé du libéralisme de ses origines. La circulation des œuvres pourrait s'en trouver affectée dans un sens comme dans l’autre. Car si certains gouvernements décident, comme il a pu être évoqué ces derniers jours, de sacrifier la protection de leurs industries culturelles pour une levée des tarifs douaniers, c’est le fondement même de la diversité culturelle qui peut être remis en jeu. De l’autre côté, les pressions exercées par certaines majors américaines et leurs représentants contre les obligations d’investissement et de diffusion qui leur sont imposées en Europe nous poussent à réévaluer nos engagements en faveur de la diversité, pour les renouveler ou les revoir à la baisse. Où que l’on se situe sur l’échiquier des politiques culturelles, le chantier de la mesure de la diversité culturelle mérite d’être relancé, ne serait-ce que pour apporter un peu de clarté en eaux troubles.

Notes

  1. Pour un historique de ce sujet, lire l’excellent article d’Olivier Henrard dans la revue Commentaire ici

  2. Voir l’Article 18 du décret SMAD, qui mentionne expressément la notion de diversité.

  3. F. Raynaud et H. Naudascher, Rapport sur les équilibres de l’industrie audiovisuelle et cinématographique à l’heure des grandes plateformes de vidéo à la demande, 2024.

  4. Pour lire le texte complet du discours : LIEN

  5. Appelé disparité par Andrew Stirling, le chercheur britannique qui a théorisé le calcul de la diversité selon trois critères : la variété, l’équilibre et la disparité.